«EO» de Jerzy Skolimowski: un âne, un chemin
Le réalisateur polonais Jerzy Skolimowski, Prix du Jury 2022 à Cannes, réalise avec EO un film à propos d’une humanité sur la mauvaise voie.
Finalement, Skolimoski reprend l’idée d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson : les tribulations d’un âne, nommé EO, dans le vaste monde, entre heurs et malheurs, au fil des rencontres. On pense aussi à Apulée, l’auteur latin, qui a écrit L’Âne d’or ou Les Métamorphoses, récit initiatique d’un homme transformé en animal. L’âne de Skolimowski est cette petite bête toute fragile, qui fait l’expérience de la différence absolue, au milieu des quolibets et des coups ‒ l’homme, sauf exception, est cruel envers les plus faibles : souvent, il signifie pour eux la mort.
Le silence de l’âne
La « prestation » de l’âne, devant la caméra de Skolimowski, est évidemment parfaite. Contrairement à un acteur, l’âne est authentique à chaque prise. Y compris les « regards caméra », que Skolimowki multiplie, filmant au plus près de la tête son « acteur » principal, s’arrêtant sur son profil, avec des gros plans fréquents sur l’œil. Un regard animal énigmatique. Que pense-t-il ? L’âne ne s’exprime jamais, mais sa physionomie placide en dit long. Le silence de l’âne est peut-être ce qu’il y a de plus bouleversant dans EO.
Les images très belles de Skolimowski sont accompagnées d’une musique omniprésente, qui contrebalance le mutisme de l’animal. Le compositeur polonais Pawel Mikietyn a écrit une formidable partition, pour nombre de scènes inoubliables, comme celle de l’âne perdu dans la forêt, la nuit, cerné par la présence humaine des chasseurs de loups, dont on n’aperçoit que le laser des fusils. L’illustration musicale fait aussi appel au 4e concerto pour piano de Beethoven, pour renforcer peut-être cette atmosphère européenne qui baigne les sensations du spectateur.
Le rôle néfaste de l’homme
Manifestement, Skolimowski profite de son âne pour développer un propos radicalement misanthrope. Par exemple, parmi d’autres épisodes, les supporters d’un match de football sont présentés comme de véritables assassins. Ils frappent l’âne et le blessent grièvement. Celui-ci se retrouve dans un hôpital pour animaux, sorte de mouroir absolument sinistre, dont l’âne, une fois de plus, s’échappera, mais pas pour longtemps.
A lire aussi: Tant qu’il y aura des films
EO est rattrapé et vendu à un camionneur polonais, qui transporte des chevaux en Italie, sans doute dans le but de les faire périr dans un abattoir. Le voyage est pénible pour les animaux, confinés dans le camion. Skolimowski le souligne, de même qu’il met en évidence l’irresponsabilité du camionneur, inconscient du sort atroce des animaux, et aveugle devant sa propre mort, méritée ou non ‒ car il se fait assassiner, sans d’ailleurs qu’on sache trop pourquoi. Une scène montre ainsi explicitement le moment où il est égorgé, assis dans son camion, à l’arrêt, alors que Skolimowski ne filmera jamais la mort d’aucun animal. Cette différence de traitement, entre les victimes et les bourreaux, par le réalisateur polonais, est lourde de sens.
La détresse des bêtes du troupeau
Un jeune prêtre recueille ensuite EO. « Est-ce que je te sauve ? », demande-il à l’âne, en bon pasteur. On apprend que ce prêtre est une sorte de fugitif, comme EO. Il a un physique de play-boy et joue au casino, où il s’endette. Il rejoint sa mère, interprétée par Isabelle Huppert, dans un château italien qui va être vendu, mais havre de paix pour l’âne. Il y a, apparemment, une dimension anticléricale dans cette séquence, comme pour questionner : « Qu’est-ce que le message christique peut apporter comme secours à la misère du monde ? » Le jeune prêtre, en rupture de ban, dit une messe. Skolimowski va jusqu’à filmer le moment précis de la consécration, qui restera néanmoins sans effets sur la réalité.
La fin du film est très triste. L’âne est capturé à nouveau et conduit à l’abattoir, au milieu des vaches. Skolimowski fait sentir la détresse des bêtes du troupeau, et celle de l’âne en particulier, recroquevillé sur lui-même, tétanisé par la peur, et devinant son sort funeste. Dans une sorte de labyrinthe conduisant dans le noir incertain, le cinéaste filme longuement, comme une procession rituelle, l’avancée vers la mort des animaux, une mort anonyme, impitoyable, « inhumaine ». Une fois de plus, le constat est là.
EO est un grand film de Skolimowski, très simple, qui nous parle directement et nous fait prendre conscience, avec beaucoup de délicatesse, que l’humanité s’est engagée sur une mauvaise voie. Et la démonstration est imparable, malheureusement…
EO, film polonais de Jerzy Skolimowski, 1 h 29. En salle.
L’article «EO» de Jerzy Skolimowski: un âne, un chemin est apparu en premier sur Causeur.